Le soleil pointait à peine à l’horizon, le vent frais du matin s’insinuant sous les habits des jeunes samurais levés tôt pour s’entraîner. Leurs poignets souples et leurs bras puissants frappaient les mannequins avec précision, armés de bois ou à mains nues, sous le regard critique du chef d’entrainement. Inga, en équilibre sur une barrière en bois – faute d’autre chose –, arc en main, enchaînait les flèches au centre de la cible. Depuis vingt ans qu’elle avait commencé les entraînements, ça faisait dix ans qu’elle visait ces cibles-là, touchant d’abord plus souvent le mur derrière que leur centre.
C’est alors qu’elle pensait à son petit étalon, et à l’entrainement qu’ils auraient pu avoir dans les alentours, que sa dernière flèche se planta au milieu de toutes les autres et qu’on vint la convoquer. Elle ne savait plus vraiment combien d’heures s’étaient écoulées depuis son réveil, bien avant que le soleil ne se lève, aussi suivit-elle le messager sans prendre le temps de se changer, ou de ranger ses affaires. Une fois sur place, elle salua le chef de guerre et quatre samurais qu’elle reconnut comme les plus expérimentés. Connaître la raison de cette convocation la troubla plus qu’elle ne la rassura, c’est donc les sourcils froncés par l’incompréhension qu’elle prit le temps de nouer ses cheveux, tandis que les autres bombaient le torse de fierté. Elle n’eut pas le temps de se poser plus de questions que déjà la Dame approchait, aussi belle qu’à son habitude. Le respect gonfla le cœur de la brune, qui mit un genou en terre.

Empoignant les crins noirs du petit étalon, Inga sauta en selle, les rênes trouvant leur place entre ses doigts naturellement. Mort-Dragon coincée à la ceinture, la brune referma ses talons sur le ventre de Senshi qui engagea le pas. La samurai avait accepté le choix de sa Dame sans essayer de le comprendre. Si elle décidait qu’elle était celle qui devait l’accompagner, Inga n’était pas en droit de la contredire. Elle n’en avait d’ailleurs pas envie. Le sang qui coulait dans ses veines bouillait d’impatience contenue. Ses yeux voulaient voir où sa Dame les emmènerait. Et sa lame ne demandait que de glisser hors de son fourreau pour protéger son porteur et sa supérieure. Qu’est-ce qui l’attendait ? Elle n’en savait rien et n’était pas sûre de vouloir le savoir. Mais déjà elle cessait de songer au futur, se reconcentrant sur le présent pour se présenter rapidement au petit groupe qu’ils allaient former, avant d’indiquer à son étalon de se mettre en marche.

Inga referma ses doigts sur le cuir des rênes, sentant Senshi frissonner sous ses cuisses. Elle caressa son encolure grise pour le rassurer. Le petit étalon était l’un des plus courageux de ceux qu’elle avait entrainés depuis quinze ans qu’elle aidait les juments à mettre bas. Et, en cet instant précis, il faisait preuve d’une peur certaine qu’il n’était pas capable de cacher. Ses sabots ne trépignaient plus d’impatience, ses yeux roulaient dans ses orbites pour chercher ceux de la samurai et son poil commençait à suer de manière exagérée. Inga mit donc un pied en terre, ses pupilles fixées sur le trou béant dans le sol d’où s’échappaient quelques sons étranges. Elle avisa les trois torches à l’entrée et s’y approcha sans les décrocher, préférant attendre le consentement de sa Dame plutôt que de prendre des initiatives. Croyez bien qu’elle serait déjà à l’intérieur si on lui avait demandé de venir seule ou avec quelques samurais de son rang. Dans le cas présent, il s’agissait de deux Seigneurs auxquels elle devait énormément de respect, elle ne pouvait pas leur fausser compagnie, ou simplement prendre les devants. Elle se devait d’attendre, ses doigts grattant le poitrail de son étalon pour calmer sa peur.

Le petit groupe s'avança dans la grotte, le peu de lumière n'aidant pas à rassurer Inga sur le résultat de cette... quête. Il était tout du moins évident que la samurai ferait tout son possible pour protéger les Seigneurs, leur vie ayant bien plus de valeur que la sienne. Mais ils n'en étaient pas encore là.
Inga tenait sa torche basse, les flammes léchant dangereusement le haut du manche, tout près de ses doigts. L'escalier était étroit et bien plus sombre que ce qu'était la grotte jusqu'à maintenant. Il appelait à la plus grande prudence. La brune inspecta le pallier qu'ils avaient atteint alors que le passage se refermait derrière eux. Des torches le long des murs, et une cavité impressionnante à quelques pas devant eux. Leur seul moyen de passer de l'autre côté – d'ailleurs plongé dans l'obscurité – comprenait trois nacelles en bois, dans lesquelles il aurait été bien risqué d'essayer de tenir à deux. Aucun levier ne semblait pouvoir activer le mécanisme et transporter le groupe jusqu'à l'autre rive.
Inga avisa le socle sur la droite, capable d'accueillir une jarre de quatre litres, et la fontaine à sa gauche. Elle s'approcha de celle-ci, se débarrassant de sa torche pour inspecter les jarres. L'une de trois litres et l'autre de cinq. Elle s'accroupit devant l'eau, ses yeux fixant ceux du serpent sculpté dans la paroi. Il lui fallut réfléchir à tout allure, s'imaginant mentalement quelles échanges permettraient à la jarre de cinq litres de n'en posséder plus que quatre. La brune se redressa une fois que l'énigme lui sembla résolue, et n'échangea qu'un regard à sa Dame pour avoir son consentement.
La samurai empoigna la jarre de trois litres, qu'elle remplit entièrement, puis versa le tout dans la deuxième jarre. De nouveau, elle remplit la jarre de trois litres, et versa le contenu dans la jarre de cinq litres jusqu'à ce que celle-ci soit remplie entièrement. Elle vida finalement la jarre de cinq litres, ainsi ne lui restait-il qu'un litre qu'elle versa dans la jarre de cinq. Ne lui suffisait plus qu'à remplir une dernière fois la jarre de trois litres, verser dans celle de cinq et obtenir ainsi quatre litres d'eau.
La jarre émit un bruit sourd en trouvant sa place sur le socle.

Le système s’activa finalement sous le regard attentif de la samurai. Cette dernière prit donc place dans une nacelle à la suite des deux seigneurs, et laissa le dispositif l’amener jusqu’à l’autre rive. Elle comprit rapidement que le petit groupe serait séparé pour la prochaine épreuve. Elle devait donc se presser de passer pour rejoindre rapidement sa Dame. Inga descendit de la nacelle, avançant jusqu’à la salle qui se referma sur ses talons. Quatre torches reposaient au centre de la pièce, en face des quatre murs. Devant elle, une inscription lui indiquait que le soleil devra briller à l’Est. Comprenant qu’elle ne pouvait pas deviner l’orientation de la pièce par rapport aux points cardinaux, elle pivota sur ses talons pour observer la pièce et ses autres murs. Une étoile polaire était représentée sur la porte qui venait de se refermer. Le Nord, donc. Inga n’en attendit pas plus pour s’approcher des torches. Il ne lui semblait pas avoir beaucoup de choix, aussi étouffa-t-elle trois torches sur quatre, ne laissant briller que celle de gauche. La lumière décrut dans la pièce, et la samurai s’écarta du centre, gardant un œil critique sur la flamme restante et les bras croisés sous sa poitrine, attendant que le jugement se fasse.

Inga regarda les murs s'écrouler autour d'elle, s'enfonçant dans le sol après l'activation des trois torches. Elle jeta un rapide coup d'œil à ses compagnons d'infortune, avant d'avancer et d'emprunter une nouvelle nacelle qui l'emmena sur une nouvelle plate-forme. Celle-ci était entouré de ténèbres repoussées en son centre par une unique torche. La samurai s'avança prudemment, une main sur Mort-Dragon. Une femme se tenait-là, lévitant sous les yeux étonnés de la brune. Le murmure semble venir d'elle, alors qu'elle présente son dos aux nouveaux venus. Inga desserra ses doigts autour de la poignée de son katana alors que la sorcière se retourne. Shikome. Sorcière aux ordres de la déesse Izanami. Bien que ce dernier fait ne l'empêche nullement de vouloir attaquer le petit groupe. La brune fronce les sourcils, réfléchissant rapidement à ce qu'on son cœur voudrait voir réalisé. Que peut bien vouloir la samurai qu'elle est devenue dix ans auparavant, en rejoignant la Sakuma tout juste devenue Dame. Une seule chose résonnait dans son crâne, un nom ancien et oublié, un nom perdu et non-mérité. Abandonné par la fille à qui le père est mort avant de pouvoir lui offrir la seule chose qui comptait. Depuis ce temps elle erre sous un nom choisi, oubliant petit à petit ce qui avait fait d'elle une enfant particulière, ce qui avait fait d'elle une héritière. La fille du Dragon sous la Montagne.
Inga rejeta quelques mèches brunes de son visage, avant de poser ses yeux sur la sorcière et de dire tout haut, sans faillir, la seule chose qu'elle désirait en cet instant, hormis la sécurité des deux Seigneurs. « Mon nom, Shikome. »

Ses yeux ne lâchaient plus le grand miroir, captant chaque détail du cadre osseux. L'image apparut alors, dévoilant aux regards des deux dames un avenir qu'Inga n'était pas certaine de devoir apprécier. Elle ne voulait nullement être victime de la folie d'un homme et d'une épée légendaire. Mais l'annonce de la prise de pouvoir du Seigneur Osaki n'était pas aussi plaisante qu'aurait dû l'être la mort de l'Empereur. Quoi que ce potentiel futur semblait quelque peu suspect pour la brune. Si Akamatsu les avait envoyés chercher une épée, n'aurait-il pas prévu ce retournement de situation ? Ça paraissait étrange et bien compliqué pour la jeune samurai, qui resta donc impassible devant le miroir et ses révélations. Jusqu'à ce que son regard se tourne vers sa Dame. Allait-elle profiter de la situation, essayer de prendre l'épée avant le Seigneur Osaki ? Rien n'était moins sûr que l'effet de l'arme sur son porteur. Mais qu'importe ce qui allait arriver, Inga jouerait sa vie pour sauver celle de la Dame Sakuma. Il n'en pouvait être autrement.

La brune attendit les instructions de sa supérieure, son esprit préférant se concentrer sur le danger prochain plutôt que sur les affaires politiques des Seigneurs, Dames et Empereur. C'est donc sans hésiter qu'elle suivit sa Dame à son ordre, avant d'écouter avec une attention toute particulière les conseils de celle-ci. Elle acquiesça, se concentrant encore un peu plus sur la situation actuelle. Bien qu'elle pensait à l'éventualité que cette vision soit partagée avec le Seigneur Osaki, elle n'en dit rien. Il n'en était peut-être pas le cas. Personne ne pouvait le savoir. Inga posa sa main gauche sur Mort-Dragon, préparée à ce qui allait se présenter à elles en bas des escaliers. Elle pesa la gravité des paroles de sa Dame et décida donc d'empoigner un couteau qu'elle coinça dans sa manche droite de kimono, prêt à être lancé. « Oui, ma Dame. » Réponse claire de la part de la samurai, dont l'expression faciale se faisait plus dure désormais. Il lui fallait se concentrer davantage sur ce qui allait arriver. Si le seigneur Osaki était en possession de l'arme légendaire, il lui faudrait peut-être combattre celui-ci. Et bien qu'elle ne se sache aucune chance de gagner, elle ne pouvait tout de même pas le laisser attaquer sa Dame. Aussi tenterait-elle par tous les moyens de l'affaiblir un maximum et laisser ainsi à Yuki une victoire assurée. Si Inga en était capable ? Peut-être pas, mais elle n'était pas là pour tenter, elle était là pour réussir, même si elle devait en mourir. C'est donc déterminée qu'elle emprunta les escaliers, sur ses gardes plus qu'elle ne l'avait jamais été.

Inga emprunta l'escalier avant sa Dame, préférant faire face la première à ce qui se trouverait en bas. La vision du Seigneur Ôsaki la tourmentait encore. Elle avait toujours détesté les révélations et les illusions. On voulait la mener quelque part, la pousser à faire quelque chose, mais ne pas comprendre la laissait perplexe. Elle ne voulait pas se laisser mener par le bout du nez par quelque divinité ou mirage qui rirait bien de la voir tourmentée, ou exécuter la moindre parole comme une simple marionnette. Il lui fallait réfléchir à la situation, comprendre quel était le problème, la solution et le but final de tout ceci. L'Empereur les envoyait chercher une épée dont le pouvoir restait encore à prouver. Deux de ses ennemis réunis pour une quête qui leur permettrait de le vaincre. Elle ne pouvait le penser si peu calculateur. L'épée n'était certes qu'une parmi trois, mais elle possédait bien trop de pouvoir à elle seule. A moins qu'il n'ait été prévu que la folie gagne le Seigneur et emporte avec lui la Dame du Sud. Tout ceci était bien trop irréaliste.

Une grotte se présenta à la brune, qui poussa du pouce sa lame hors de son fourreau, prête à pourfendre l'air devant n'importe quel ennemi. Mais il n'y a rien d'autre que six piliers imposants, et un autel auquel a été retirée l'épée de Kusanagi. Le Seigneur du Nord était déjà là, arrivé avant les deux femmes, il en devenait naturellement suspect. Mais le naturel ne semblait plus naturel en ces lieux, et la brune ne doutait pas que tout allait se dégrader petit à petit. Ils n'avaient que trop descendu et la lumière commençait à manquer. Le souffle du vent recelait de vérité, mais il n'y avait pas un seul murmure dans la grotte qui semblait être leur porte de sortie. Et, l'épée n'était pas là.
Inga, tout près de l'autel, fit glisser sa main sur celui-ci pour s'assurer qu'aucune illusion ne bouffait son esprit. Le froid de la pierre n'éveillant que plus encore ses sens déjà à l'affût du moindre bruit, mouvement, odeur, ou quoi que ce soit d'autre. Toute cette histoire lui retournait le cerveau, et il lui devenait difficile de faire entièrement le vide. C'était pourtant ce qu'on lui conseillait sans cesse, ce pourquoi elle s'était entraînée des années durant. Il lui fallait retrouver l'entièreté de son esprit, et se concentrer sur la sortie qui ne semblait pas vouloir s'ouvrir pour le moment. Ses yeux se posèrent alors sur le Seigneur Ôsaki. Il était arrivé en premier, et l'arme de malheur n'était pas ici. L'avait-il caché ? Ca semblait peu probable mais pas impossible. « Où est l'épée, Seigneur Ôsaki ? »