Le vent soufflait fort sur les cotes à cette époque de l'année, les bourrasques rugissaient de concert avec les rouleaux qui s'écrasait sur les rochers.
Genji était assis là, au milieu de ce chaos, il contemplait l'indescriptible beauté qui émanait de cette brutalité naturelle.
"Il est normal que les hommes soient violents quand on voit ce que la nature s'inflige à elle-même"
Cette pensée ne lui plaisait pas, conclusion logique certes mais...
"Pour atteindre un niveau de conscience supérieur, un homme doit entreprendre de s'élever, de quelques manières qu'il puisse. De fait, il se tiendra au
dessus des exigences innées à sa propre condition."
Un tourbillon éphémère de poussière se dressa devant lui, puis tandis qu'il avançait, il disparut comme il avait pris vie. L'œil aiguisé par des décennies
d'expérience avait perçu chaque mouvement de cette existence fragile et fugitive, condamné à ne laisser aucune trace durable de son passage.
"La violence enfante des tourbillons qui n'aboutissent qu'au néant."
Cette dernière idée lui paraissait stérile dans ce monde où les conflits s'enchaînait plus vite et aussi surement que les saisons. Depuis plusieurs jours,
il était parti errer loin des hommes et de ses responsabilités. Parfois le besoin de s'écarter de la vie se faisait sentir, pouvoir laisser son esprit
vagabonder en espérant trouver la réponse à cette question qui le hantait dernièrement.
"Comment savoir si un but vaut les moyens qui lui sont consacrés ?"
Depuis longtemps le fond de cette question le tourmentait, depuis cette fois-là.. Elle avait pris diverse forme, concerné divers sujet, mais le problème
restait le même.
"Assez de rêverie ! Il est temps..."
Sa voix lourde et grave avait surpris un petit rongeur qui vaquait à ses occupations près de l'homme dont l'immobilité impassible avait fini par effacer la
présence, le rendant tel un roc parmi les herbes mouvantes. Sur ces mots, il se dressa et entreprit de regagner Gekkô.
La nuit tombait alors qu'il arpentait un chemin tortueux en direction d'un petit village de pêcheur, unique étape civilisée avant de pouvoir rejoindre sa
demeure. Il sortit une petite bourse de sa poche et en fit couler les pièces dans sa main.
"Je devrais pouvoir trouver quelque chose à manger."
Ses yeux parcouraient l'horizon comme pour dire adieu à ce paysage qui l'avait accueilli deux jours durant, quand son regard s'attarda sur la lune qui
naissait à peine tandis que le jour s'éteignait, esseulée au bord d'un ciel trop sombre pour le soleil et trop clair les étoiles.
"Toi aussi, tu as besoin d'être seule parfois..."
murmura-t-il à l'astre.
Tandis qu'il regardait la lune s'affirmer et se dessiner plus nettement.
"C'est bientôt la pleine lune..."
"Miyu.."
lâchât-il dans un soupir...
Il se frotta le visage de ses deux mains comme pour chasser ses pensées puis reprit sa route d'un pas décidé.
Namazu, petit hameaux côtier, constituer de quelques cabanes sur pilotis côtoyant une sorte de grand entrepôt en bois, servant de pièce commune, de marché,
d'auberge et même d'abris quand la mer se déchainait. Les habitants étaient exclusivement des pêcheurs, ils mangeaient du poisson, vendait du poisson et
échangeait du poisson. Certains pouvaient trouver cette vie précaire mais Genji considérait ces humbles tout autrement, ces gens étaient admirables, vivant
simplement, sans se soucier des affaires du monde. C'était dans ce genre d'endroit que l'on pouvait redécouvrir d'ancienne coutume oubliée par le temps,
des lieux où les traditions perduraient. Tandis qu'il approchait se laissant guider par les lanternes accrochées aux extrémités de la porte d'entrée de
cette grande bâtisse qui servait pour ainsi dire de village, la nuit était noire et ces deux flammes brillaient pour lui tels des phares bercés par le son
d'une mer agitée.
En s'approchant du seuil, il entendit des voix montées, des rires mêlés de discussions enflammées et même quelques cris d'enfant chahutant. Soulevant
délicatement le simple tissu qui faisait office de porte, il pénétra doucement dans ce joyeux brouhaha.
"Hey ! Gamin ! Viens te joindre à nous"
dis une voix tremblotante tandis que tous se turent.
Personne n'osait parler sur ce ton au puissant Uesugi Genji, personne excepté le vieux Toshiro, il l'avait connu étant enfant, et déjà à l'époque il était
le doyen du village, de mémoire d'homme il avait toujours été vieux, il avait surement près de cent ans, ce qui était extrêmement rare surtout pour un
homme de la mer dont la vie était souvent rude, intense et courte. Genji n'avait d'ailleurs jamais rencontré quelqu'un d'aussi vieux que lui, cependant son
âge semblait le rattraper ces dernières années. Toshiro était assis au bout de la gigantesque et unique table au centre de la pièce, le corps courbé et usé
par le temps, il n'avait plus la force de se déplacer sans aide. Son physique l'abandonnait mais son esprit restait aussi vif qu'avant, l'œil plein de
malice, le vieil homme agitait sa main malingre pour faire signe à Genji d'approcher.
"Ha ha, vieil homme, toujours en vie.
dit Genji en riant puissamment. Tu nous enterras tous."
Il s'approcha pour prendre place, saluant chaque personne sur son passage. Tout le monde le connaissait ici, bien que seul le vieil homme fasse preuve de
tant d'audace, chaque habitant éprouvait un grand respect pour le guerrier qu'il était. Deux hommes se levèrent pour lui céder la place, les pêcheurs
avaient des corps larges et trapus, mais leurs carrures les faisaient passer pour des gringalets quand Genji s'installa à leurs cotés.
Une femme, qui si sa mémoire ne le trompait pas, était l'arrière petite fille de Toshiro, lui amena deux bols, l'un avec du riz, l'autre remplis d'une
soupe à base de poisson, une nécessité devenue spécialité locale. D'un geste de la tête, il la remercia, et entama sans plus de cérémonie le repas qui
fumait devant lui. La méditation faisait oublié la faim à l'esprit, mais le ventre lui s'en souvenait toujours.
Les discussions avaient repris de plus belle, la présence du grand homme s'était fondu dans l'atmosphère joyeuse qui régnait ici. Etant donné son rang,
personne n'osait lui adresser la parole, ce qui lui avait toujours déplu mais avec les années, il n'y prêtait plus attention, il s'était fait à l'idée que
pour protéger son peuple, il se devait d'exister au dessus d'eux, ainsi marchait le monde. Cela ne l'empêchait pas d'apprécier cette ambiance décomplexée
qui lui rappelait ses jeunes années dans l'armée.
Quelques instants plus tard, ayant rassasié sa faim et la soif de discussion de son vieil ami, il prit congé de ses hôtes, proposant de payer comme à
chaque fois pour sa pitance, son argent fut refuser comme à chaque fois. Il se dirigea vers la porte quand un jeune garçon d'une dizaine d'année lui barra
la route, il tenait fermement un bâton entre ses mains, et lui faisait face, avec dans les yeux un regard farouche qui lui rappelait tant de jeunes
guerriers qu'il avait vu grandir puis mourir. Cette fougue était la marque de ceux qui marquait l'histoire et dont la vie se terminait souvent dans un bain
de sang. Cependant il trouvait étrange de ne pas le reconnaître, les gens d'ici étaient peu nombreux, leurs visages lui étaient tous familiers.
"Que veux-tu, mon jeune ami ?"
Il lança du même coup un regard au vieil homme, que la situation semblait beaucoup amuser. Le reste de l'assistance observait dans un silence gêné, ils
savaient sans aucun doute, que Genji n'était pas homme à blesser un enfant, mais cet enfant venait défier l'un des guerriers les plus redoutés du monde, ce
genre acte était puni, tous le savaient.
"Quel tour es-tu encore en train de me jouer, maudit soit ton esprit retord Toshiro.. Ma foi, je verrai bien, ce vieux fou a d'étrange manière mais ses
intentions ont toujours été bonne à mon égard, pas de raison que cette folie soit différente."
"Le vieux m'a dit que j'devais être capable de te battre pour devenir l'homme le plus fort du monde !"
rétorqua l'enfant avec une voix pleine d'assurance.
"C'est un orphelin qu'un marchand de passage à "oublié" en chemin parce qu'il était trop.. turbulent.. Il m'a rappelé quelqu'un au même âge."
intervint le vieil homme en souriant.
"En effet, petit, le vieil homme a dit vrai. Mais crois-tu pouvoir le faire ?"
"J'esquiverai ce qu'il tentera en passant à coté de lui et continuerai mon chemin, quelles idées stupides a-t-il été lui fourrer dans le crâne."
L'enfant se mit à rire.
"Je ne suis pas fou, je sais que je ne peux pas."
Il se mit à genou et leva la branche tordu qui lui servait d'arme et continua :
"Je veux que tu m'entraînes. Et un jour, je serais meilleur que toi, meilleur que tous."
"Aucune chance que cela arrive, petit."
répliqua Genji d'un ton ferme.
Il passa devant l'enfant qui n'avait pas bougé et sortit. Le vieil homme fit un signe de la main en direction du garçon lui indiquant de suivre Genji. Ce
qu'il fit sans hésiter, ni comprendre non plus. L'enfant marchait à deux trois mètre derrière ne sachant trop s'il devait s'approcher ou reculer. Mais à cet instant,
regardant le dos titanesque de cet homme marchant devant lui, comme un guide lui montrant le chemin à suivre, il savait que sa place était là. Il
existerait à jamais dans son sillage.